Y a-t-il un seuil, une inflexion décisive, où la reproduction technique cesse d’être simple duplication pour accéder à une forme de singularité plastique ? La question n’est pas seulement technique, elle est esthétique, voire ontologique. Car ce moment, s’il advient, ouvre la voie à une création seconde, à une altérité de l’œuvre par sa propre réitération.
C’est dans cette brèche que s’inscrit le concept, encore embryonnaire mais puissamment suggestif, de dia-reproductibilité technique. Ce néologisme, dans le sillage de la pensée benjaminienne, tente de cerner une mutation : celle où la reproduction cesse d’être une soumission à l’original pour devenir une dialectique. Une tension entre réactivation — le souffle vital qui ranime une œuvre dormante — et dissociation — la scission de l’image en ses composantes essentielles : la part représentative et la part reproductible.
Or, c’est précisément dans cette dissociation que pourrait émerger une nouvelle forme de regard. Car lorsque la part de reproduction technique se détache de sa vocation servile pour affirmer son autonomie plastique, elle ne reproduit plus : elle compose. Elle agence, elle module, elle altère. Elle crée.
Ici, l’histoire de l’art est riche d’analogies. Jadis, dans les musées, les étudiants en peinture n’avaient pas le droit de copier une œuvre à l’échelle 1:1, non par superstition, mais pour prévenir la tentation du faux. L’imitation exacte était suspecte. À l’inverse, l’artiste contemporain, lui, est autorisé — sinon invité — à réactiver le patrimoine artistique : pastiche, citation, détournement, parodie, autant de gestes légitimés par la conscience postmoderne.
Mais alors, qu’en est-il de la reproduction technique ? Elle aussi contient, en dépit de son apparente neutralité, une part d’infidélité. Une trahison du modèle, qui paradoxalement, fait naître du sens. Car cette infidélité n’est pas un défaut de restitution, mais un excès de subjectivation. Elle devient intention, vision, interprétation. Et c’est cette "infidélité technique", loin de l’effacement mimétique que promettait jadis le progrès, qui devient aujourd’hui l’élément moteur d’une expérimentation artistique inédite.
Il ne s’agit plus de se conformer, mais de déconstruire : image disloquée, trame disjointe, motif fragmenté, signal perturbé. Chaque altération devient un acte plastique. Chaque imperfection, une signature. À travers des moyens singuliers — numériques, mécaniques ou algorithmiques — l’artiste ne reproduit plus, il sculpte dans la répétition, il dessine dans le décalage, il compose avec l’erreur.
Et ce faisant, il fait œuvre. Non plus œuvre "originale", au sens classique du terme, mais œuvre secondairement originale — née du repli, de la friction, de la résonance entre une image et sa propre reconfiguration. L’émotion visuelle ne vient plus de l’objet représenté, mais de la manière dont il vacille, dont il résiste à sa propre duplication.
C’est donc là, dans cet interstice entre fidélité et trahison, entre code et bruit, que se loge peut-être une des frontières les plus fertiles de l’art contemporain : faire art avec la technique, non malgré elle — en faire une matière sensible, une scène de conflit, un théâtre de formes mouvantes.
André Lozano